
C'était une catastrophe. Ladon avait tout raconté, tout dévoilé, tout compromis. Car la mort de Balder Garp mettait à mal le fragile équilibre qui s'était instauré au fil des années entre l'Armor et l'Argoat. Pire encore : comment un habitant du Quartier Sud comme Balder avait-il pu appartenir aux Echarpes jaunes, groupe n'existant qu'au QN ? Apparemment – et contrairement à tout ce que les habitants d'Açaya auraient pu imaginer – les deux extrémités de la station étaient plus en contact qu'il n'y paraissait. Les mouvements révolutionnaires et contestataires semblaient avoir des ramification dans tout l'Atakebune. Sans que les hautes autorités n'en sachent rien. Assurément, si Ladon avait voulu jeter le trouble, eh bien, il avait réussi !
Afin de calmer quelque peu les esprits, et pour essayer de ramener de l'ordre dans la base, le Comité de salut public, réuni en séance extraordinaire, ainsi que les Conseils culturels, rassemblés en congrès, avaient pris de saisissantes décisions. Tout d'abord, Wave Tidehurst, le vice-commandant du Quartier Nord, avait été nommé président du Comité, tandis que son premier lieutenant lui succédait. Ensuite, Balgor Garp, le fils de Balder, devint le nouveau capitaine de la station sous-marine. Enfin, la Sécurité domestique fut chargée d'éradiquer tous groupuscules échappant à l'autorité et d'enregistrer toutes associations se déclarant comme telles, afin de les mettre sous son contrôle – et surtout, de mettre sous surveillance et d'exposer à la censure toutes leurs productions.
Quant à Ladon, il allait subir une peine de niveau quatre, celui qui n'était mis en ½uvre que lorsque la survie d'Açaya toute entière était menacée : l'exécution.
Etre exécuté signifie subir la peine capitale, la peine de mort. Et la mort n'est pas douce dans les profondeurs de l'océan. Pour l'occasion, toute la population avait été réunie devant les grands écrans d'observation de l'extérieur proche, et la lumière fut allumée pour que tous puissent regarder ce qu'il advint du supplicié.
Le condamné à mort avait été immobilisé avant de recevoir un violent coup dans le plexus c½liaque. Le souffle coupé et les poumons vidés, il fut balancé par dessus bord. Il allait maintenant devoir composer avec les éléments : l'océan glacial, l'absence d'air, une pression oppressante... Bref, une mort lente et douloureuse. Sauf que perdre lentement la vie en s'enfonçant dans les profondeurs de l'inconscience ne correspondait pas exactement à l'idée que les autorités se faisaient d'une exécution douloureuse. Afin de prolonger le calvaire, un film synthétique transparent avait été tendu sur sa peau nue – car le condamné devait subir une dernière humiliation publique – de manière à le maintenir en vie par ce froid et cette pression. Une autre mesure plus cruelle encore avait été de lui... entailler la joue. Apparemment, mesure légèrement anodine comparée aux autres. Et pourtant... Ce mince filet de sang se diluant et se répandant aux quatre coins de l'océan n'allait pas manquer d'attirer de redoutables prédateurs : les requins.
Contrairement aux baleines, qui sont des mammifères, les requins sont des poissons, superprédateurs parfaitement bien adaptés à la chasse dans les milieux marins. Comme ils n'ont pas besoin de remonter à la surface pour respirer, ils ont tout leur temps pour vous mettre en pièces. D'ordinaire, les requins n'attaquent pas l'homme comme une proie. Ils sont juste induits en erreur par l'intrusion inopinée de cette espèce étrangère à leur milieu de vie. Et irrésistiblement attirés par l'odeur du sang, qu'ils peuvent détecter à raison d'une concentration d'une partie par million.
Les premiers requins appâtés par le sang de Ladon furent les squalelets féroces, de petits poissons de 42 à 56 centimètres de long. Leur particularité est de prélever chez leurs « victimes » des portions circulaires de chair de 5 centimètres sur 7. Ainsi dépecé – vivant –, le garçon souffrit le martyr jusqu'à l'arrivée de la terreur des mers : le grand requin blanc. Dix fois plus grand que son prédécesseur, il ne tarda pas à démembrer et à réduire en bouillie le pauvre Ladon.
Voici le sort réservé aux dissidents. Un sort peu enviable et particulièrement dissuasif. De quoi ramener la paix et la sérénité, malgré le sang versé et les larmes intarissables.
Comme le « spectacle » était destiné à tous et avait été retransmis sur tous les postes et toutes les fréquences, Mélia et Océan n'en avaient pas perdu une miette. Dans leur petit bathyscaphe, l'atmosphère avait pris une saveur aigre. Comment supporter de voir l'agonie d'un être chéri – car même si Ladon avait été un grand frère autoritaire et surprotecteur, il n'en avait pas moins été bienveillant, et à bien des égards. Cette fois, il n'y avait plus de retour en arrière possible. Le sang appelle le sang, les larmes appellent les larmes. Une dangereuse spirale avait été initiée. Qu'un malade proclamât haut et fort que le leader des Dollars avait été sauvagement et injustement exécuté, et c'était la base toute entière qui s'embraserait. Pour finir engloutie dans les ténèbres des fonds marins.
Pour Océan, une chose était claire : il n'y avait plus d'Armor ou d'Argoat, plus d'Açaya ou d'Akatebune. Il n'y avait plus qu'eux, et leur destination : la véritable arche de Noé sous-marine, le sanctuaire d'Atrahashi.
Le sanctuaire d'Atrahashi était une construction ressemblant à une pyramide, dont la base reposait sur le fond de l'océan et la pointe s'ouvrait vers le ciel. A l'intérieur, tout un réseau de galeries qui permettait de voir « à l'intérieur » sans être vu. Car la pyramide était remplie d'eau dans laquelle évoluaient quantités d'espèces marines, pour la plupart inconnues des Açayaniens.
- C'est... magnifique, murmura Mélia, dont les larmes continuaient d'affluer.
- Oui. C'est aussi ce que je me suis dit la première fois.
- Tu crois que c'est la dernière fois ?
- Oui. Je pense que notre périple s'achève ici. Il s'agit d'un voyage sans retour. Un aller simple pour la liberté.
- Mais quelle liberté ? Une liberté à deux ?
- Ça te déplaît donc tant que ça de partager la liberté avec moi ?
- Et ceux qui nous sont chers ?
- Ils nous resteront toujours chers. Tant que nous ne perdons pas espoir. Nous pouvons encore reconstruire ce monde.
- Et fonder la tribu des Slips rouges ?
- Ha ha ha. Mais avant de fonder une telle tribu, il me reste encore quelque chose à faire. Viens, suis-moi.
- As-tu jamais vu quelque chose d'aussi beau ?
- Jamais...
- Ce ciel, si... bleu.
- Non. Si coloré. Jamais, de toute ma vie, je n'aurais cru pouvoir un jour admirer un coucher de soleil. Merci, Océan.
« Crrr... Crrr... Vous qui entendez ce message, vous n'êtes pas seuls. Il y a d'autres personnes comme vous, il y a d'autres survivants. Je m'appelle Jake et je suis un Survivant de la Catastrophe. Venez nous rejoindre à Haven. Notre position est... »

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