3. Reboot
Emerson n'avait jamais raté aucun cours, ni même aucun jour de classe – jamais collé, jamais malade. Saint Emerson, dieu des étudiants des Sixth Form Colleges ! Et pourtant... Alors qu'il pédalait sur les routes de campagne, traversant les landes de bruyères peuplées de poneys rustiques, les rayons du soleil ruisselaient sereinement sur son visage. Il aimait ça : la sérénité. Il avait rarement l'occasion d'y goûter : il avait un statut à défendre. Car si ses brebis se faisaient corrompre par les Géographes, c'est tout l'équilibre de l'école qui s'en trouverait perturbé : de vieilles ranc½urs, de nouvelles rancunes, d'autres clans prêts à fonder d'autres tribus, le « fléau scolaire » ressuscité, les dix plaies d'Egypte...
Emerson ici, c'était Pharaon là-bas. Les dieux – professeurs et parents – l'avaient adoubé, et son statut de droit divin lui donnait la légitimité nécessaire pour accomplir sa mission : assurer l'harmonie entre les hommes – les étudiants – et le ciel – le corps professoral –, contribuant ainsi à la prospérité de l'Egypte – Devon's Boarding. Il se devait de bâtir, de restaurer et d'agrandir les temples – de la connaissance –, d'assurer le bien-être de ses sujets – kalos kagathos – et de veiller à l'accomplissement correct des rites – aller en cours et faire la fête. Dans la pratique, il déléguait à ses vizirs, grands prêtres et scribes – Cannon et Devon. Sauf que Pharaon – Emerson – choisissait seul la politique à mener.
Etant l'archétype même du kalos kai agathos – le beau et le bon, c'est-à-dire un athlète cultivé et vertueux –, Emerson Aden était parfait pour ce rôle. Il n'avait rien fait pour l'acquérir, mais l'avoir ne lui déplaisait pas forcément. C'était une conséquence de son côté insolent et moqueur. Ce n'est pas une excuse, mais on peut le comprendre : être ainsi mis sur un piédestal alors que l'on n'y est pour rien, ça a de quoi flatter l'ego. Qui s'enorgueillit et se teinte de fatuité. Cependant, « il y a une différence entre l'orgueil et la vanité. L'orgueil est le désir d'être au-dessus des autres, c'est l'amour solitaire de soi-même. La vanité au contraire, c'est le désir d'être approuvé par les autres. Au fond de la vanité, il y a de l'humilité ; une incertitude sur soi que les éloges guérissent (4) ». Finalement, la vanité n'était peut-être pas son pire défaut. Hélas, ce désir de se faire valoir peut se muer d'humilité en fierté excessive et amour-propre frivole. « Tels sont surtout les comédiens, les musiciens, les orateurs et les poètes. Moins ils ont de talent, plus ils ont d'orgueil, de vanité, d'arrogance. Tous ces fous trouvent cependant d'autres fous qui les applaudissent... (5) » Quelle regrettable dénaturation humaine : les pires excès en deviennent légitimes ! « Vanité des vanités, tout n'est que vanité. (6) »
Mais, à ce moment-là, Emerson ne pensait ni à Pharaon ni aux sages grecs. Les seules choses qui occupaient son esprit, c'était les délicieux scones à la crème et à la confiture de fraise – les Devonshire cream tea – qui l'attendaient et son verre de lait frais. Il était tellement content à cette idée qu'il ne lui vint même pas à l'esprit qu'il pourrait bien ne pas y goûter si un malheur arrivait. Ce qui – on s'en doute bien – arriva.
Pendant un long mois, les Ad furent privés de leur berger. Mais, comme le disait Pittacos de Mytilène : « reconnais l'occasion favorable ». Quarante jours pour se remettre d'une rencontre avec le pare-choc d'un camion – et un arrêt cardiaque –, ce n'est pas cher payé. Quelques égratignures, beaucoup de bleus et une fameuse commotion cérébrale. Plus de peur que de mal. Mais... Si Emerson avait vraiment écouté Thalès de Milet, il aurait su ce qu'il fallait éviter : « ne te porte jamais caution ». « Prudence en toute chose » aurait ajouté Périandre de Corinthe. En échange d'une intégrité physique presque parfaite – si ce n'est cette balafre sous l'½il gauche, qui lui donnait un air mignon de Pierrot –, l'adolescent y laissa sa capacité à faire du sport – son c½ur était désormais trop affaibli – et sa mémoire. Toute sa mémoire. Qui il était, ce qu'il était, d'où il venait, où il allait... Même son nom ne lui était plus familier.
Complètement perdu, il fut encore plus déstabilisé lorsque, de retour à Devon's Boarding, ses amis lui donnèrent du « Ad » et s'attendirent à des miracles. Ne pouvant que constater son état de détresse, le corps professoral prit les mesures qui s'imposaient : Emerson Aden était un nouvel élève qui venait d'arriver. En foi de quoi, il fallait le traiter comme tel : l'aider à s'intégrer – se réintégrer – dans la communauté. Numéro 2, Cannon devint de facto le meneur des Ad. Bien que, privé de leur mascotte, ce groupe n'avait plus vraiment sa raison d'être. De fait, leurs « challengers », les Géo, non plus. L'occasion était sans doute à saisir : la disparition de la « publicité » était peut-être la solution de la réconciliation. Tous ensemble unis dans l'adversité : l'école comme une grande famille. Sauf que, dans les faits, ils y avaient ceux qui se rappelaient avoir été les compagnons de route d'Ad – et qui allaient tout faire pour qu'il se sente chez lui – et ceux qui n'avaient aucune estime pour ce personnage honni – et qui allait lui faire payer son comportement de grand seigneur. Il y avait fort à parier que le nouvel Emerson ne soit pas plus rassembleur que l'ancien – bien qu'il puisse s'agir là d'une autre technique de gouvernance : « divide et impera ».
- Ça va, Ad... euh... Emerson ?
- Oui. Euh... Rappelle-moi ton nom.
- Cannon. Cannon Alden.
- Ah, oui, Cannon. Tu es...
- On est comme larrons en foire.
- Je suis désolé, mais je ne m'en souviens plus.
- Ce n'est pas grave. Il faut te laisser le temps. Rassure-moi : tu n'es pas perdu au moins ? Dans ta chambre je veux dire.
- Eh bien... Je ne reconnais pas les personnes sur les photos, je m'étonne de certains de mes goûts vestimentaires, et je ne savais pas que j'avais une passion pour le dessin.
- C'est un de tes vices cachés.
- Il y a une chose que je voudrais savoir : pourquoi les gens me regardent bizarrement ?
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Je ne sais pas. J'ai l'impression qu'ils me respectent ou qu'ils me détestent.
- Ne fais pas attention. Ce n'est que de la jalousie. « La fleur de lotus vient au milieu de la boue. » C'est un proverbe japonais que tu affectionnes particulièrement.
- Je ne me savais pas si cultivé.
- On l'est tous ici. C'est ce qui rend les conversations si intéressantes.
- C'est compréhensible.
- Bon, c'est pas tout ça... Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais signe.
- Ouais. A plus.
Emerson essayait de faire comme si ça ne le dérangeait pas, mais les regards inquisiteurs le mettaient mal à l'aise. Il n'y avait qu'une seule personne qui arrivait à dissiper ce sentiment.
- Mackenzie ?
- Oui ?
- Tu peux me prêter tes notes ?
- Pourquoi tu ne demandes pas à tes amis ?
- Il n'y a que toi qui ne me dévisages pas de cette manière.
La jeune fille ne s'attendait pas du tout à cette réponse franche et sincère. D'habitude, le garçon aurait adopté un ton ironique ou sarcastique – ou serait carrément tombé dans la grivoiserie. Mais ça, c'était avant. Elle ne le connaissait pas depuis longtemps, mais même elle pouvait le dire : il avait changé. Et, selon elle, en mieux. Peut-être qu'ils pourraient devenir amis après tout.
(4) Henri Bergson.
(5) Eloge de la folie, Erasme.
(6) Bible, Qo 1,2.
© Long and Short Stories
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